samedi 22 mai 2010

La grande migration

Les derniers préparatifs sont enfin terminés. Les chevaux sont ferrés. Le colis des easy-boots est arrivé à bon port même si les chiens de garde en uniforme se sont servis au passage d'un tiers de la valeur du paquet. Le petit asado que nous avons organisé n'a pas eu le succès escompté. Nous souhaitions remercier les gens qui nous ont aidé ou grâce à qui ce voyage n'aurait pas pu se mettre en branle, mais rendez-vous argentins obligent, la moitié ne sont pas venus.
Au dernier moment il a également fallu faire une virée au Chili afin de renouveller notre visa. L'administration facilitant toujours les choses, la police de l'immigration ne pouvant pas appliquer le précieux tampon, il est donc indiqué de faire dix heures de bus pour l'obtenir. Le bon côté de la chose aura été d'apercevoir à travers les vitres embuées une sorte de forêt du jurassique perché à mille cinq-cent mètres d'altitude. Passé les arbres immenses et les fougères démesurées, le col est recouvert de neige. Du côté chilien, le décors change du tout au tout. De vastes prairies bien vertes dûes à l'humidité environnante feraient baver nos équidés. A Osorno, nous avons juste le temps de goutter la bière locale avant de quitter cette horrible ville grise et bondée pour aller glâner notre fameux tampon.

SANS DOMICILE FIXE

Le vendredi 7 mai, l'heure du départ sonne tardivement. Faisant de notre mieux pour rassembler toutes nos affaires, ce n'est qu'à seize heures que nous mettons un sabot devant l'autre. Kata et Tito sont là pour nous dire au revoir. Les premiers pas émouvants et tant attendus d'un long voyage, la migration vers le nord et, espérons le, la chaleur.
Nous devons d'abord suivre la route 40 asphaltée sur cinquante kilomètres. Par chance, les chevaux sont habitués à la circulation. Ils ne bronchent pas, même lorsque les semi-remorques les frôlent en klaxonnant pour saluer. La cerise sur le gâteau sera un camion qui fera retentir par trois fois la cucaracha alors que nous longeons la barrière de sécurité au bord du précipice.
Dina Huapi et le Cerro Cathedral disparaissent peu à peu derrière les collines. Le relief nous éclabousse les pupilles. Seule la route tâche le décors. Bientôt la nuit tombe. Nous trouvons refuge dans une estancia. Omar, Ernesto et Cojelina nous accueillent à bras ouverts. Pendant que les chevaux sont en liberté, nous passons la soirée autour de bières brunes et de sandwiches à la milanese. La bonne humeur de nos hôtes nous réconcilie avec l'Argentine. Peut-être cela faisait-il trop longtemps que nous étions sur place entendant l'appel de l'aventure. Au petit matin, il est difficile de quitter la chaleur du sac de couchage pour se jeter dans la gelée du matin. Le Rio Limay fume, quelques courageux canards tentent des amérissages, les montagnes ont revêtues leur manteau de brûme. Le froid nous ralentit. Il ne nous faut pas moins de deux heures et demi pour plier bagages, quittant nos amis d'un soir sur les grandes salamaleques coutumières. "Muchas suerte, que le vaya bien !"
La progression se fait lentement. L'amphithéatre naturel nous réserve à la fois une vue spectaculaire et de dangereux bas-côtés étroits. Le soir ne rencontrant personne susceptible d'accueillir nos chevaux, nous bivouaquons sur une petite île au milieu du Rio Limay. Nous tentons de laisser les chevaux en liberté pour la nuit en se disant qu'ils ne traverserons pas le fleuve de nuit. Godofredo jouant le rôle de madrina (jument marraine) de l'effronterie porte une clochette dont le son nous rassure de leur présence. Frustré de n'avoir pu broutter l'herbe autour de la tente vu sa délicatesse de bulldozer, après avoir mis les pieds dans le feu pour mettre le nez dans notre casserole, il fait retentir un bruit de clapotis en plus du tintement de sa clochette. Voilà que nos trois compères fuguent, avec bien sûr en tête Buldogodo. Leur liberté aura été de courte durée.

Le quatrième jour, nous arrivons enfin au croisement de la route provinciale vers San Martin de los Andes. Nous jubilons de part la beauté des paysages et de la tranquilité du chemin de pierres. "A nous les immensités inviolées du parc naturel !" crions-nous. Mais bientôt une clôture avec une pancarte "Propriété privée, ne pas sortir du chemin". Au bout, un homme nous aboie littérallement dessus, nous interdisant de passer, menaçant de tuer nos chiens et vociférant des propos fachistes. Impossible de discuter. Comme il fait également allusion à une histoire de permis auprès du parc naturel, nous faisons demi-tour à contre-coeur pour vérification auprès de la station service un peu en arrière. Sûrs d'être dans nos droits, nous sommes aussi sûrs de la folie de cet homme. Cela se lit dans ses yeux qu'il pourrait avoir la gâchette facile. Ici, la vie d'un chien n'a aucune valeur.
A la station, on nous raconte les exploits du tristement célèbre Diego di Pascuale. Il ne cesse de sévir de la sorte, se brouillant et se battant avec les habitants du coin. "Une fois, il s'est même mis devant la machine qui dâme la route en lui interdisant de passer sur sa propriété. La route est provinciale, ainsi que le fleuve. Il menace également tous les pêcheurs. Il se bat, sort les armes, invente toujours une nouvelle histoire. C'est un fou, il n'en est pas à son premier fait divers." nous explique le pompiste. Le soir, une camionnette s'arrête à notre campement. Voici Carlos, son frère. Les menaces de mort et les invitations à la bagarre fusent de nouveau. Il semble clair que nous ne pouvons pas passer seuls. Nous ne pouvons pas non plus répondre au risque de compromettre la sécurité de nos animaux vu l'impossibilité de lever le camp rapidement. Tristes, abattus, ecoeurés, dégoutés de la bêtise humaine, à ce rythme là la Bolivie nous paraît bien lointaine. Les gens de la station ont beau appeler la police, elle ne daigne pas se déplacer.
Ce sera un bien pour un mal. Nous emprunterons finalement le chemin des septs lacs qui passe au coeur du parc national. Plus long, mais avec d'avantage d'habitations et pas de col trop élevé à franchir. Après n'avoir dormi que d'un oeil et congelés, la chance nous sourit, nous en prenons plein les mirettes. Persistent seulement les clôtures et les inscriptions "Propriedad privada, prohibido pasar". C'est donc cela un parc naturel, des estancias qui privatisent ce qu'il reste de grands espaces. (Voici d'ailleurs un lien qui rejoint ce que nous avons pu constater : http://www.mapuche-nation.org/francais/benettonarticles/benettonsapproprielaterremapuche.html )

L'obscurité tombant et paniquant de ne pas trouver de pâtures, nous finissons par renconter un immense portail en bois alors que nous tentions de se frayer un passage. Naiara nous ouvre les portes de l'estancia Rio Minero avec un grand sourire. Elle est espagnole et est venue refaire sa vie dans cette famille de gauchos. Lucas son époux est parti à cheval dans la cordillière pour regrouper le troupeau de vaches avant l'hiver. Le petit Yoshu fait du rodéo sur son cheval en plastique nommé Cherokee, rebenque à la main, sous l'oeil amusé de Lalo, le grand-père qui doit sa minerve à une chute de cheval. Son demi-frère Tiago nous épate par sa patience face à l'hyperactivité de Yoshu, mais aussi par son appétit d'ogre. Selon la culture culinaire argentine, on compte la ration de viande en demi kilo par personne. Lalo fait partager le vin de sa gourde basque qu'il trimballe partout. Cet accueil nous remet du beaume au coeur. Nous repartons pleins d'entrain bien que Mouloud traine un peu la patte. Le lac Traful est d'une beauté à couper le souffle. A sept-cent mètres d'altitude, au milieu des sommets recouverts de pins, il parait vierge de l'empreinte de l'homme. Nous profitons du soleil pour y faire une toilette de chat, seuls au monde, les ruminants se gavants d'églantiers.
Non loin, au village de Villa Traful, Joacquin le garde du parc nous prête un champ pour faire une journée de repos. Voici presque une semaine que nous cheminons. Le temps passe vite, les kilomètres un peu moins à raison d'une vingtaine par jour. Lors de cet arrêt, nous allons poser la première plainte de notre vie à la demande de Joacquin. Il a fallu que ca arrive en Argentine. De cette manière, la police est censée aller voir les frères di Pasquale pour résoudre ce problème de passage. Une copie va au garde du parc. Même s'il ne faut pas trop compter dessus, peut-être que cela pourra apporter une once de changement pour les locaux. Le chef de poste est nouveau et ne les connait pas, si pour une fois il pouvait faire du zèle dans ce sens.
Nous rencontrons aussi Christian dont les chevaux sont dans le même champ que nous. Sa compagnie et la simplicité des relations autour d'un bon barbecue est des plus revigorante. Avant de partir, il tient à nous montrer la cascade. Avec la délicatesse d'un cheval, Mouloud en profite pour faire un accrocs aux malettes de bât. La déchirure en valait la chandelle, la vue est vertigineuse. Savourant cette balade en compagne de Christian, il est bientôt l'heure de se séparer. Il nous indique quelques étapes sur notre chemin que nous ajoutons à celles données par Naiara.
Soirée au coin du feu au pied d'hostiles montagnes enneigées à la pointe du lac, col à neuf-cent trente mètres d'altitude à l'ombre glacée, forêt de bambous et d'arbres gigantissimes à perte de vue, matins gelés faisant tomber le moral dans les chaussettes humides, rayons de soleils réconfortants. Tout est à la fois beau, ennivrant et dur. La joie du voyage à cheval, le goût de la liberté et un climat difficile. Des rencontres agréables ou déplaisantes. A l'image de ces paysages resplendissants que l'homme saccage en les clôturants et en les déchirant d'une route bientôt asphaltée. Notre baromètre varie sans cesse. En passant par les Mapuches souriants, les villageois curieux, le gaucho bourré invitant à partager son asado, les riches propriétaires terriens hospitaliers ou non, les employés serviables, nous atterrissons chez Carmen et Orlando. Leur petite bicoque est plantée au milieu d'un film d'épouvante. De la mousse verdâtre semblable à des toiles d'araignées pend aux arbres déplumés. Le ciel est bas et gris. Les cris stridents des éperviers déchirent l'atmosphère brumeuse. Mais chez eux, la chaleur humaine y est bien présente. Ils sont employés de la grande estancia sur laquelle est construite leur cabane. Pauvres de biens et riches de coeur. Ils nous content leur quotidien, leur vie au campo, son dur travail de bucheron, le peu de considération que peuvent avoir des patrons pour de simples paysans illettrés. Comme beaucoup d'autres, les plus grandes rentrées de cette estancia sont les randonnés à cheval et la chasse sportive. Des cerfs d'élevage reproduits dans cette ferme sont lachés dans le parc national pour que de riches chasseurs étrangers viennent les truffer de plombs. Ensuite l'on prétexte l'invasion du cerf nord américain pour développer cette activité. Par deux fois, Carmen et Orlando refusent de nous laisser partir sans avoir partagé leur repas et bu le maté. Ils avaient raison, nous avons besoin de quelque chose de solide dans le ventre pour affronter l'aventure... et les intempéries. Au bout de dix kilomètres, nous sommes trempés, frigorifiés. Le vent se lève et les chevaux deviennent nerveux. Nous cherchons un coin d'herbe pour les attacher et trouvons refuge dans le grand restaurant de Miguel. Gripsou nous fera même payer la remise non chauffée qui lui sert de chambre d'ami au milieu des crottes des ses pauvres chiens, attachés de jour comme de nuit. En plus de sa radinerie, il est pessimiste. Il nous conte tout un tas d'histoires catastrophiques sur les risques que nous encourons. A la vue du ciel bleu matinal, Clio lui fait remarquer son attitude négative. "On a la suerte !" s'exclame-t-elle, En route pour San Martin où nous ferons quelques provisions. Etape de vingt-cinq kilomètres où les chevaux sont exemplaires. Nous recroisons Naiara accompagnée de Lucas qui n'aura de cesse de nous recommander à ses amis.
L'arrivée en ville est des plus remarquable. Trois chevaux, deux chiens et deux gringos percés sillonnent les trottoirs, salués par les policiers interloqués. Sur le chemin, les gens nous ont tous indiqués un camping, mais le propriétaire reste aussi fermé que la grille. Il ne veut rien savoir. La nuit tombée, l'angoisse monte. Plutôt que de gratter le bitume, Godofredo broutte les rosiers du monsieur. Un jeune travaillant pour une fourragerie nous indique un espace vert. Nous installons le campement sous la pancarte "Prohibido acampar". A l'aube, nous avons bien sûr la visite des voisins et de la police municipale. Quelques vêtements chauds achetés plus tard, nous quittons cet enfer. Bavant sur les prés alentours à l'herbe touffue, nous nous dirigeons vers un club hippique. Les enfants sautent sur Clio et Kali, amis des tout petits. Nous profitons de l'opportunité pour y faire un arrêt de deux jours afin de reposer la troupe après quinze jours de cavalcade.